Dans les médias, c’est un débat de masse, qui se résume à trois personnes et deux politiciens. Dans la vraie vie, c’est un conflit qui touche tout le monde. Voici quelques visages. Ma petite part au débat. La création calme ma frustration.
Michèle, 67 ans.
Michèle, c’est le sourire incarné. Elle fait beaucoup de bénévolats, tout le monde l’adore.
Depuis quelques semaines, Michèle s’inquiète. Des jeunes manifestent. Les politiciens les condamnent et refusent de leur parler. Autour d’elle, ça s’enflamme sur le sujet. Elle écoute de loin, elle prend le temps d’y penser.
Hier, ce qu’elle a vu à la télé lui a fait peur. Des images de violence, du sang, du verre cassé. Des policiers qui matraquaient des étudiants, des étudiants qui criaient et crachaient sur les policiers. Ça ressemblait à une guerre civile, ça n’était pas le Québec qu’elle connaît. Elle a vu Octobre 70. Elle avait 25 ans quand la Loi sur les mesures de guerre est entrée en vigueur. Le couvre-feu. Des gens de sa famille arrêtés chez eux. Pour rien. La peur partout dans les regards. Des bombes. Des morts. Elle ne veut plus jamais revivre ça.
Michèle est pour la hausse. Mais elle pense aussi qu’il faut se parler et faire des compromis quand ça va mal. C’est tellement le gros bon sens! Ce bras de fer l’inquiète. Les conséquences pourraient être désastreuses.
Robert, 50 ans.
On vient de lui annoncer qu’il devra attendre 67 ans avant de prendre sa retraite. Robert travaille dans le monde des affaires, il ne l’a jamais eu facile. Quand il avait 20 ans, le taux de chômage était élevé. Les taux hypothécaires frôlaient les 12 %. Il a fait beaucoup de sacrifices pour avoir un salaire décent. La grève étudiante? Ça ne l’intéresse pas.
Le Québec a une dette grosse comme le bras, on se fait fourrer de tous les côtés par les partis politiques et la mafia, on n’a même plus les moyens de prendre sa retraite avant de crever, mais des pelleteux de nuages en veulent plus? Fermez votre gueule et travaillez si vous voulez de l’argent. Arrêtez de voler le mien! On ne changera pas le monde en manifestant, voyons donc, c’est des pourris qui nous mènent!
« Un bon coup de pied au cul, c’est ce que ça leur prendrait, à ces terroristes. »
Jacinthe, 32 ans.
Elle est en congé de maternité. Avec son salaire de pigiste, les prestations d’assurance-parentale sont minimales. Mais c’est sans importance quand elle voit la petite boule de bonheur entre ses bras. Elle a 25 000 dollars de dettes étudiantes. Depuis la fin de son bac en communication, elle n’a pas remboursé grand chose, elle n’avait pas assez de contrats. Son chum Martin, 35 ans, chargé de cours à l’université, corrige des examens dans la salle à manger. Depuis sept ans, il rembourse 30 000 dollars en prêts étudiants. Il ne sait pas trop quand il pourra terminer à payer, il a mis ça sur vingt-cinq ans.
Pas de stress pour les dettes, c’est normal, tout le monde fait ça. Le condo est petit, mais la famille est heureuse. Ils en veulent un deuxième. Mais il faudra alors penser à déménager.
Louise, 28 ans.
Elle étudie en service social. Un retour aux études. Mère monoparentale, elle a le goût d’aider les enfants battus. Elle travaille à temps plein en même temps que ses études à temps partiel.
Son département est en grève depuis 12 semaines. Elle ne s’est pas vraiment impliquée. Mais là, ça dure trop longtemps. Louise accompagne ses amis à une manifestation de soirée. Tout se passe bien. Ils sont environ 5000 avec des chandelles. Elle est surprise de l’ambiance qui règne, du sourire des étudiants.
Tout à coup, des gens vêtus de noir, cagoulés et masqués, sortent d’une rue. Tout de suite, son ami Marc se dirige vers les casseurs et elle le suit : « Eh! Arrêtez! Ne foutez pas le trouble vous autres! » Pendant que Marc les interpelle, Louise essaie de retenir un des hommes qui veut lancer une grosse pierre dans une vitrine. Il la prend par le poignet et, d’un geste habile, lui tord la main. Louise crie et tombe au sol. Marc tente toujours d’arrêter les hommes, en compagnie d’autres manifestants. Mais les casseurs brisent des vitrines, font tomber les cellulaires des gens qui filment, brassent le monde. Des gaz lacrymogènes se mettent à pleuvoir. La foule panique et tente de se disperser. Les casseurs s’éloignent à toute vitesse. Des manifestants les poursuivent, mais se retrouvent devant un barrage de policiers anti-émeute…
Louise finit sa nuit à l’hôpital. Elle a trois doigts cassés. Et un constat d’infraction à payer.
Elle a peur. De la police. Des casseurs. Du gouvernement. D’avoir une opinion.
Elle en pleure de rage, d’injustice, de tristesse.
Mylène, 15 ans.
Mylène se fout de la grève. D’après ce qu’elle entend à la télé, les étudiants font du grabuge, brisent des vitres et ils chialent contre le gouvernement. Son père, concierge à la ville de Gaspé, et sa mère, secrétaire dans une firme de comptabilité, disent que ce sont des bébés gâtés.
Mylène pense devenir docteur. Avec le conseiller d’orientation de l’école, elle a regardé ça. C’est long. Ça prend de bonnes notes. Et ça va coûter cher. Le conseiller a beau lui dire qu’avec son salaire de médecin, elle va pouvoir rembourser ses prêts, Mylène n’est plus sûre. Avec ces 100 000 dollars, elle pourrait faire bien autre chose. Et puis, on peut aider le monde autrement.
Mylène décide plutôt de devenir infirmière.
Théo, 1 an.
Théo babille joyeusement sur ses thèmes préférés : « maman », « papa », « chat » et « chien ». Ah! Et « concombre » aussi!
Il ne le sait pas encore, mais ses parents pensent déjà à son avenir. Ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais ils ont pu étudier comme ils ont voulu. Et ils voudraient que Théo ait la même chance. Dans le contexte actuel, ils ne sont pas sûrs que Théo ait les mêmes possibilités qu’eux. Heureusement, ils ont appris à placer des sous pour obtenir le maximum de retour d’impôts. Ils font des placements pour obtenir des subventions, accumuler un capital et des intérêts. Si Théo veut étudier, le talent ne suffit plus. La motivation non plus.
La clé maintenant, c’est l’argent.
Daphnée, 19 ans
Normalement, Daphnée devait terminer ses sciences pures ce printemps. Cet automne, elle emménage dans les résidences et commence son bac en génie électrique à l’Université de Sherbrooke. Normalement.
Mais Daphnée a voté pour la grève. Elle a marché. Le 21 février, le 29, le 5 mars, le 8, le 13, le 22 mars, le 23, le 29 mars, le 5 avril, le 10, le 11, le 16 avril. Le 20 avril, elle pleurait devant sa télévision en voyant des gens se faire matraquer pendant que son Premier ministre lançait une blague. Le 22 avril, son espoir remontait grâce au Jour de la Terre. Le 23 et le 24 avril, Daphnée attendait, pendant que des négociations se déroulaient, enfin! Puis la déception. Une excuse bidon pour arrêter la discussion.
Daphnée sait que sa session est compromise. Qu’elle ne commencera pas l’université cet automne.
Elle pourrait rentrer chez elle. Après tout, elle est fatiguée. Elle pourrait demander une injonction pour forcer les cours. Son père est avocat. Et la hausse ne la touchera pas vraiment : ses parents ont les moyens de payer et elle terminera son bac avant le maximum. Elle y a pensé.
Mais elle rêve que tous aient le droit d’étudier, sans s’endetter jusqu’à leur retraite.
Alors, Daphnée espère encore. Elle vote encore. Elle marche encore.