Entretenir un rêve

Bateau sur le fleuveC’était avant Internet. Avant l’information facile, à portée du bout des doigts.

C’est la fin du mois de mai. J’ai 14 ans. J’ouvre mon bottin téléphonique et je compose le premier numéro sur la liste. Celui de la Colombie-Britannique, puis de la Saskatchewan, de la Nouvelle-Écosse… Maintenant que je suis un peu plus âgée, j’imagine la réaction des employés devant cette jeune fille qui leur demandait d’envoyer un guide touristique de leur province. Ils devaient bien se douter que je ne partirais pas en voyage cet été-là, mais ils se prêtaient au jeu et m’envoyaient la documentation.

Et je surveillais la poste. La boite aux lettres était juste devant la fenêtre de ma chambre. Chaque matin de grandes vacances, vers 8h30, c’est moi qui prenais la clé de la poste et courais vider le contenu. J’avais six correspondantes, un ou deux magazines, des factures pour les parents et, un jour, je commençais à recevoir les guides demandés un peu partout au Canada, parfois à grand peine, car dans certaines provinces, je devais utiliser l’anglais. Dans ces cas-là, l’enveloppe arrivait toujours un peu en retard car l’adresse avait été mal comprise. Et mon nom avait souvent des graphies très originales…

Chaque année, c’était la même chose. Chaque année, je faisais livrer à la maison des dizaines de rêves pour mon futur. Des guides qui contenaient des photos magnifiques, les meilleurs hôtels, des suggestions d’activités. Je me rappelle que l’Ontario avait été généreuse : j’avais même reçu des signets. Mais les plus beaux guides étaient toujours ceux des Maritimes : l’Ile-du-Cap-Breton, le Labrador, la baie de Fundy. Une année, l’Ile-du-Prince-Édouard m’a même fait parvenir une vidéocassette en français! Le pays d’Anne me fascinait depuis si longtemps…

Pour le Québec, c’était un peu différent. Chaque région avait son guide. Je n’osais demander tous les guides à l’employé, alors je variais les régions d’année en année. Quand je suis partie à Sherbrooke pour les études, je me souviens avoir retrouvé celui des Cantons-de-l’Est et l’avoir annoté.

Avant Internet. Je suis assez âgée pour avoir vécu ça. Et je me souviens de ces moments avec plaisir. J’avais classé toutes les cartes provinciales ensemble et tous les guides se côtoyaient. Je me rappelle encore du toucher de leurs pages, de l’odeur de l’encre.

Dans moins de deux semaines, je visiterai pour la première fois les Iles-de-la-Madeleine. Tout à l’heure, je vais faire quelque chose que je n’ai pas fait depuis quinze ans : téléphoner à l’Association touristique pour me faire livrer un guide. Mais cette fois, je sais que ce ne sera pas uniquement pour entretenir un rêve.

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